Le Sang de la Passion

 
 
Suite

 
 
Il y avait longtemps que cela me trottait dans l'esprit.
Comme un petit animal caché, un loir, un lérot ou une souris, qui roule ses noisettes dans le grenier.
Il ne fait pas de bruit, mais lorsque la maison est calme, silencieuse, il déménage ses noisettes.
Et roule, roule, roule.
L'idée était comme ces noisettes. Lorsque mes pensées étaient au repos, l'idée roulait, roulait, roulait.

Erzébet Báthory
Elle m'attirait. Par la légende sauvage, sa destinée tragique. Par sa force aussi.
Mais je pressentais de sombres machinations sous le parchemin jauni des chroniques judiciaires.
Elle était femme, instruite, cultivée même, probablement plus que beaucoup d'hommes de son époque.
Fiancée à 11 ans, mais c'était monnaie courant en ce temps, elle épouse à 15 ans, en 1575, un jeune noble aux talents militaires certains, Ferenc Násdady.
Toujours en campagne, il trouvera tout de même le temps, après dix ans de mariage de faire un premier enfant à Erzébet, une fille, Anna.
Deux autres filles, Orsika (Ursule) et Kato (Catherine),  suivront et en 1598, c'est un garçon qui voit le jour, Pál (Paul).
En ces temps troublés où l'on voit les Turcs aux portes de Vienne, la famille Báthory est riche.
Et les succès militaires de Ferenc augmente considérablement la fortune du couple.
A tel point qu'il prête de l'argent à la couronne de Hongrie.
Les princes ont toujours été de fort mauvais payeurs.
Il n'est qu'à se souvenir de Fouquet et Louis XIV, de Jacques Coeur et Charles VII, des Templiers et Philippe Le Bel.
L'argent comme levier. Pour perdre Erzébet Báthory.
Le point d'appui ?
Ce qui me la rend si proche... mais si vulnérable à l'époque.
Sa sexualité.
Elle aime les femmes. Et elle aime jouer à ce que, probablement,  l'on appellerait maintenant le sadomasochisme.
Erzébet... Élisabeth
 
 
C'était un soir.
J'avais allumé un feu dans la cheminée et j'en contemplais les flammes dansant sur les bûches de chêne sec.
Le bois craquait, il faisait bon. 
Après m'être servi un verre, j'étais monté chercher un livre dans la bibliothèque.
C'est en redescendant que tout a commencé.
En arrivant au bas de l'escalier je sursautai.
Il y avait quelqu'un. 
Une femme  aux longs cheveux noirs.
A peine vêtue d'un haillon immonde de crasse.
Et les membres entravés par des fers et de lourdes chaînes.
La femme était d'une pâleur maladive et des plaies saignaient là où l'acier avait déchiré la peau.
Elle se penchait vers le gâteau aux fruits confits qui était resté sur la table basse.
Elle émit un cri rauque, surprise elle aussi et prononça quelques mots que je ne compris pas...
" éhség...  kérem... asszonyom"
J'étais immobile... Je n'avais pas compris les mots, mais le sens oui.
A la regarder, je savais qu'elle avait faim.
Mais je ne comprenais pas ce que faisait cette femme dans mon salon.
J'aime le bondage, les chaînes... mais là... ce n'était pas un jeu de scène sadomaso.
Les fers étaient vrais et la femme puait.
Je me sentis sotte...
"Bonsoir... qui êtes vous ?"
Je prenais toujours appui sur la rampe de l'escalier m'y cramponnant comme je me cramponnai à mon discours d'hôtesse..
Et je débitais mes phrases toutes faites.

"Francia.. ?
Très longtemps je parler avant français.
Permettez je manger ... torta ?.... euuuuh gâteau ...
Moi faim... beaucoup.

????
Conversation surréaliste avec une étrangère enchaînée dans mon salon ???
Et moi... 
"je vous en prie... servez vous"

Les bracelets d'acier ont heurté la vitre de la table basse lorsqu'elle s'est précipitée sur le cake.
Je me sentais complètement à côté de la plaque, proférant des platitudes.
Mais la femme s'est jetée sur le cake... qu'elle a englouti.
Puis un haut le coeur... et elle a tout vomi .
Avant de s'évanouir, petit tas de fer, de chair et de vomissures sur le tapis mergoum.
Là, je me suis éveillée.
Je me suis précipitée, chercher une serviette, un gant. 
Mesquinement j'ai essuyé le tapis en premier.
J'ai passé le gant humide sur son visage (comment peut-on être aussi sale ?).
Et j'ai vu ses yeux s'ouvrir de nouveau.
"Vous avez la clef pour les chaînes ?
Elle m'a regardée, sa tête posée sur mes genoux, réfléchissant... traduisant mon français dans sa langue.
"Nincs.. Non. Je possède pas.
Vous appeler moi. Vous moi penser. Vous moi venir.
Je Erzébet Báthory suis.

???
Je la regardai.
Erzébet Báthory ???
"Vous êtes morte. En 1614."
Je repassais dans ma tête mes notes. 
Emmurée... enchaînée...
Mais en 1610.
- Je savoir... mais vous appeler moi...
Vous penser beaucoup moi. Vous avez appelé moi. J'étais dans cachot, j'étais morte et je suis ordonnée venir.
Quelle année ? Maintenant ?
- 2001... 
Elle assimila la date... restant silencieuse.
J'étais en train de parler avec une morte. En guenille. Enchaînée. Qui venait de m'engloutir un cake et de le vomir sur mon tapis.
Ne pas réfléchir...
Agir.
D'abord les chaînes. Puis la douche.
Je me précipitai vers l'atelier, en rapportait une tronçonneuse électrique.
Je la protégeais de serviettes et entrepris de meuler les rivets des fers.
Elle ouvrit de grands yeux, échappa un petit cri avec un mouvement de recul lorsque la meule étira son faisceau d'étincelles.
Mais lorsque le premier bracelet tomba sur le sol elle comprit ce que j'étais en train de faire.
Peu à peu je vins à bout des chaînes et des fers.
Cela me prit du temps et les bûches s'étaient consumées.
Je ne voulais pas réfléchir.
J'agissais. Je portai aide à une femme maltraitée. Point.
Une femme qui avait besoin d'un bain. Qui avait besoin de manger. Qui avait besoin d'être soignée.
Je filais à la cuisine... un verre de lait. Une tranche de pain avec du beurre.
Elle mangea et but. Doucement cette fois-ci.
Puis je l'aidai à se relever. Et l'entraînai vers la salle de bain.
Je réalisai d'un coup qu'elle ne saurait rien de ces robinets, de l'eau chaude et tout...
ça y est, dans ma tête j'avais admis la véracité de ses dires....
Oh la la la... qu'elle puait !
Tant pis...
J'ouvris les robinets, réglai la température de l'eau.
Elle se taisait. Elle enregistrait tout.
J'ôtai mon cardigan, mon jean. J'hésitai puis enlevai slip et soutien-gorge. 
Je désignai la tunique hideuse...
Elle me regardait.
Un soupçon de sourire sur ses lèvres.
Elle fit glisser le haillon ...
On lui voyait les cotes. La vermine avait dévoré son corps.
Des piqûres, des écorchures, des griffures aussi... sur son sein droit...
Tout ceci peu ou mal cicatrisé. Infecté.
Je désignai la baignoire.
Elle se laissa faire.
Je la nettoyais, je désinfectais ses plaies.
Mes gestes étaient impersonnels. Efficaces.
La tête renversée en arrière elle se laissait manipuler, frotter, masser.
Pourtant, ses yeux s'ouvraient parfois. Et leur éclat mordoré, voilé d'épuisement était alors comme un projecteur braqué sur mes pensées.
Mes pensées ? Est-ce que je pensais ? Non. La situation était trop extraordinaire pour que je pense ou réfléchisse.
Je fonctionnais. Comme une infirmière, sans état d'âme.
Remettant à plus tard une analyse des événements.
Puis elle me saisit le poignet. Sa main était dure. Elle m'attirait vers elle
Elle avait immobilisé ma main sur son ventre.
Elle se pressait contre ma paume.
Ses yeux jaunes me transperçaient.
- tu viens. 
Elle avait parlé d'une voix rauque. C'était un ordre.
Je perdis alors toute volonté, j'obéis et enjambai la baignoire... la rejoignit. Dans l'eau chaude parfumée de Cologne.
J'avais l'impression de rêver. Mais mon corps ne rêvait pas lui.
Les mains d'Erzébet avaient saisi mes poignets, les immobilisant dans mon dos.
Nous étions à genou dans l'eau chaude et mousseuse. Elle se pressait contre moi, ses seins s'écrasant contre les miens.
Puis sa bouche a trouvé la mienne, sa langue a foré son chemin, a caressé la mienne.
Ses lèvres ont serré les miennes.
Puis elle m'a mordue.
Durement.
J'ai essayé de me débattre, de m'éloigner de la douleur. Mais ses mains, ses bras m'entravaient.
Qu'elle était forte !
Des larmes ont mouillés mes yeux. De douleur.
Mais la morsure était devenue caresse, baiser, embrasement.
Je ne comprenais pas... objectivement... ce qui m'arrivait. 
Mais, intuivement, de ce savoir antique qui a accompagné les hommes et les femmes depuis les temps anciens, je savais qu'elle était en train de trouver la force, qu'elle était en train de revivre dans ces gouttes de mon sang qu'elle me prenait, que j'acceptai de lui offrir.
Qu'importe. J'étais un objet de jouissance entre ces mains et le plaisir jaillit en moi. 
Comme jamais cela ne m'était arrivé.
Il me faucha et je m'affalai dans la baignoire, mes cuisses parcourues de tremblements.

Après...
Je ne sais plus.
Si...
Je suis couchée dans mon lit. Elle est près de moi. Très près.
Le lys... Il émane un parfum de lys de sa peau, de sa bouche. Un parfum entêtant, enivrant presque écoeurant.
- Nous sommes une et une seule, Agnès.
Unies. Tu m'as appelée. Je suis venue à toi.
Dors maintenant. Ne te soucie plus de moi, ne te soucie plus de rien. Tu m'as rendu ma vie, je te donnerai la tienne...
Demain... demain... nous parlerons.

Le matin. 
Le réveil a sonné. Par habitude.
L'heure de se lever.
Pour aller travailler.
Elle était là. Près de moi. Endormie sous la couette. 
Avec la brume du parfum de lys autour d'elle.
Je me suis touchée.
Mes lèvres étaient douloureuses... un peu. Mais pas de traces perceptibles. Et l'examen dans le miroir me le confirmerait tout à l'heure.
Entre mes cuisses ? C'était comme si un homme s'était répandu là. 
Que cela aurait séché.
Je me ressentais folle. Dépravée.
Mais extérieure à moi même.
Aussi je me suis levée.
Pendant que le café coulait du percolateur je me suis douchée.
En me frottant. Longuement.
La caresse des bas que je glissai sur mes jambes, la pression des jarretelles sur la peau de mes cuisses a fait monter en moi de douces moiteurs.
Des bas ? Un porte-jarretelles ? 
J'avais envie d'être belle, provocante...
J'ai songé un instant à une contrainte appuyée. Celle du corset.
Mais non.
Trop inconfortable pour le travail.
Tandis que je cherchais le slip assorti dans le tiroir d e la commode, un bruissement dans mon dos, puis deux mains qui enserrèrent ma taille.
- Non... Pas encore vêtements. Tu restes comme ça. C'est beau.
Erzébet se pressa contre mon dos. Ses mains remontèrent sur mon ventre, me saisirent les seins...
Comme cette main à l'intérieur de moi qui broyait mes sens.
Je protestai à peine lorsque Erzébet m'attira vers le lit où elle me bascula sur le ventre.
Et lorsqu'elle ligota mes poignets avec la ceinture du peignoir, qu'elle me retourna sur le dos, qu'elle m'écarta les cuisses et m'ouvrit le sexe de sa bouche brûlante, je ne pus que gémir du plaisir qui m'envahissait soudain.
Elle joua longuement avec mes sens, alternant les pénétrations de la langue et les mordillements de mon bourgeon érigé.
Elle avait fait de moi un univers de sensation.
Puis j'ai joui en couinant comme une chienne.
Dans la semi-inconscience qui a suivi, je l'ai senti qui lapait mon jus dans un bruit animal.
Sa bouche a remonté, ensuite, le chemin de mon corps, parcourant mon pubis et mon ventre, mon nombril et ma poitrine. Elle a pincé des accords sur mes seins avant de venir chanter sur ma bouche.
Je tremblais de plaisir et lorsque sa langue a violée ma bouche qu'elle s'est mêlée à la mienne et que de nouveau Erzébet a mordu mes lèvres jusqu'au sang, j'ai crié.
Douleur ... Jouissance...
Elle a sucé les perles de sang qui sourdaient de la morsure en une caresse tendre et l'impression d'être ainsi la proie d'une prédatrice a provoqué en moi la tempête d'un nouvel orgasme.

Plus tard... Il m'a fallu de nouveau m'habiller.
Je devais aller à mon bureau.
Je ne me comprenais pas. 
Je m'étais soumise à cette soi-disant comtesse débarquée d'on ne sait où, Erzébet Báthory, la comtesse Násdady.
Mais ses caresses me brûlaient encore. Jamais je n'avais trouvé autant de plaisir.
Elle me regardait, langoureusement allongée sur le lit.
Elle semblait avoir rajeuni. Sa peau était lumineuse et ses yeux brillaient.
Son français s'était amélioré mis à part un léger accent.
- Tu pars
- Oui. Je travaille vous savez. Pour gagner ma vie.
- Ah oui ?  ... Je comprends. Je lis en toi. Beaucoup de choses me restent mystérieuses mais tes pensées m'aident pour toutes ces choses qui n'existent pas chez moiÖ Qui n'existaient pas. Tu verras bientôt. Car je vais t'emmener dans mon pays. Je vais temmener dans mon temps. Et ces gens aussi qui vivent en toi. Je ne vois pas bien encore maisÖ il y a Loren ? C'est cela ?
Je hochai la tête. Pensant en moi même que j'étais en train d e devenir folle. Ou bien qu'elle l'étais déjà. Mais je souhaitais qu'elle ne disparaisse pas d'ici à ce soir.
- Oui... Nous verrons ce soir. A mon retour. Vous serez encore là ? Il y a à manger dans le réfrigérateur. Vous savez ? Ré-fri-gé-ra-teur ?
- Je sais. Le buffet qui fabrique du froid. Mais n'ais crainte. Je serais de nouveau avec toi. Va Agnès... A bientôt.

Un sourire, peut être ironique a éclairé son visage...
J'ai démarré la voiture, refermé le portail, levé les yeux.
Elle était à la fenêtre de ma chambre, me faisait au revoir de la main...
C'est en traversant le petit bois clos qui précède la bretelle d'accès à l'autoroute que j'ai aperçu la chouette effraie, la " dame blanche " comme on l'appelle ici.
Ce fut la dernière image qu'enregistra mon cerveau ce matin là.


 
 
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